Quel avenir pour les gestes professionnels des artisans et opérateurs face à la robotique ?

Recherche Science et société Transformation numérique Décryptage
Publié le 22 mai 2025

Les gestes professionnels sont au cœur de nombreuses pratiques manuelles ; qu’il travaille le cuir ou positionne des éléments métalliques en bord de ligne de production, le professionnel du geste manuel engage son corps dans une relation directe à la matière. Ces gestes sont le fruit d’une longue transmission et témoignent d’un patrimoine vivant, partagé dans les ateliers ou les usines.

Qu’ils soient artisanaux ou manufacturiers, ces métiers incarnent une mémoire technique et culturelle. Leur richesse repose sur une maîtrise fine du geste, mais aussi sur une confrontation constante aux contraintes physiques : poids de la matière, exigence de précision, fatigue musculaire ou les postures prolongées. Dans ces conditions, comment accompagner le geste sans le déposséder ?

Henri Bergson, dans les Deux Sources de la morale et de la religion, propose une réflexion profonde et durable sur les forces stabilisatrices (nécessité, obligation, habitude) et les dynamiques créatives (morale ouverte, mystique). Ces concepts trouvent aujourd’hui une résonance inspirante dans le dialogue entre gestuelle, robotique et métiers manuels, où chaque geste reflète une mémoire collective et une transmission de savoir-faire des maîtres aux apprenants. Comme il l’écrit, « ce qu’ils ont laissé couler à l’intérieur d’eux-mêmes, c’est un flux descendant qui voudrait, à travers eux, gagner les autres hommes ».

Les métiers manuels : une richesse incarnant un patrimoine vivant

Les métiers manuels perpétuent des gestes chargés d’histoire et jouent un rôle essentiel dans la préservation des identités culturelles. Ils reposent sur la nécessité (qui rassemble les besoins pratiques et fonctionnels) ; l’obligation (qui préserve les traditions et encadre le savoir-faire par des règles transmises) et l’habitude (qui inscrit les gestes dans une maîtrise technique tout en ouvrant la voie à l’expression créative).

Ces métiers reflètent également l’héritage de l’Homo faber, ce concept fondamental de Bergson qui définit l’humain comme un fabricant d’outils, capable de transformer la matière qui est « conçue physiquement, en attendant qu’elle le soit mathématiquement ». Autrement dit, avant d’être modélisée par des mathématiques, la matière est d’abord saisie physiquement par le geste et l’intuition pratique. Dans les métiers manuels, l’Homo faber se manifeste par une gestuelle qui n’est pas seulement utilitaire, mais qui porte également une charge symbolique et esthétique, incarnant une part de mémoire collective.

Selon Bergson, le geste artisanal pourrait être défini comme une imitation de l’instinct par l’intelligence. Il résulte d’une transmission minutieuse, où la répétition et l’expérience permettent de recréer la fluidité instinctive que l’on observe dans la nature. Cependant, Bergson nous invite à réfléchir :

 

L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle.

Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 194

Si la fabrication d’outils et de mécanismes peuvent prolonger les capacités humaines, elles doivent rester ancrées dans une dynamique où créativité et spiritualité demeurent centrales. Sans cela, l’Homo faber risque de devenir prisonnier dans une mécanique purement technique.

Gestuelle, fluidité et robotique : un dialogue prometteur

Dans les métiers manuels, la gestuelle humaine se distingue par une fluidité instinctive acquise par l’expérience et la maîtrise. Ce flux permet une interaction harmonieuse entre l’artisan et la matière.

Cependant, des ruptures de fluidité peuvent survenir, souvent imposées par les propriétés physiques de la matière (comme sa dureté, son poids ou sa fragilité). Cela peut concerner, par exemple, l’ajustement prolongé des panneaux de bois massif lourds sur de longues heures, où la continuité du geste est mise à l’épreuve, ou encore l’assemblage de composants automobiles en bord de ligne, où la répétition des gestes à hauteur d’épaule devient pénible et peut affecter la régularité du mouvement.

C’est ici que la cobotique (robotique collaborative dotée de couches d’intelligence artificielle) pourrait jouer un rôle complémentaire, mobilisée – comme tout autre outil – pour intervenir dans les moments où des ruptures de fluidité surviennent, soutenant ainsi la continuité et l’efficacité des gestes.

La cobotique joue déjà ce rôle dans certains secteurs. On peut penser aux cobots pétrisseurs dans l’agroalimentaire, aux bras collaboratifs utilisés pour le vissage ou le polissage dans l’industrie automobile, ou encore aux cobots qui assistent l’humain dans des tâches d’assemblage répétitives. Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas seulement la continuité du geste mais surtout la préservation de ce qui en fait la valeur, c’est-à-dire sa précision, son adaptabilité, et parfois même sa beauté.

Dans l’esprit de l’Homo faber, les cobots pourraient être envisagés comme des instruments avancés, conçus non pas pour remplacer l’artisan, mais pour intervenir dans les moments critiques où la continuité gestuelle est menacée.

 

L’effort créateur ne passa avec succès que sur la ligne d’évolution qui aboutit à l’homme. En traversant la matière, la conscience prit cette fois, comme dans un moule, la forme de l’intelligence fabricatrice.

Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 128

Les métiers d’art et du luxe : entre excellence et innovation

Dans les métiers d’art, qu’il s’agisse de verrerie, de haute joaillerie ou encore de maroquinerie, cette réflexion prend une dimension singulière. L’approche bergsonienne distingue les habitudes corporelles, traduites par des gestes maîtrisés, des habitudes mentales, issues du savoir-faire transmis. Les outils traditionnels prolongent ces habitudes gestuelles permettant une connexion immédiate entre la main et la matière.

En revanche, les cobots peuvent externaliser non seulement les gestes physiques mais aussi certains processus mentaux, introduisant une interaction plus élaborée. Par exemple, dans un atelier de restauration de mobilier ancien, un cobot peut tenir la position d’une pièce complexe – comme un encadrement sculpté fragile – pendant que l’artisan ajuste une marqueterie. Il peut aussi lui tendre les outils nécessaires selon une séquence préétablie, réduisant les micro-interruptions et favorisant la concentration sur le geste de précision. Bien que les exosquelettes puissent eux aussi être considérés comme des outils dits « passifs » facilitant certaines tâches physiques – comme le port de charges lourdes ou le maintien prolongé de postures –, ils ne relèvent pas à proprement parler de la robotique.

Cette distinction entre habitudes corporelles et habitudes mentales met en lumière le défi de préserver l’élan créatif face à une mécanisation qui risque de figer des routines mécaniques. Ces métiers incarnent une quête d’excellence et de singularité, où chaque geste porte une valeur esthétique et symbolique exceptionnelle. La cobotique pourrait permettre de préserver la fluidité et l’ergonomie des gestes lors de tâches exigeantes, tout en maintenant l’intégrité artistique des créations.

Homo faber, morale ouverte et innovation

Bergson distingue également la morale close, qui stabilise mais rigidifie, de la morale ouverte, qui transcende les cadres existants pour ouvrir de nouvelles voies. Ces notions éclairent le défi de l’intégration réfléchie de la cobotique dans les métiers manuels :

Une approche fermée limiterait les cobots à une simple extension mécanique, risquant de figer les savoir-faire dans des processus standardisés.

Une approche ouverte, en revanche, envisagerait les cobots comme des prolongements évolutifs des capacités de l’Homo faber, répondant aux impératifs imposés par la matière.

Sans nécessairement trancher entre morale close et morale ouverte, l’essentiel demeure de répondre aux impératifs imposés par la matière, tout en respectant la richesse des traditions et la beauté du geste. Il s’agit d’accompagner l’humain humain là où il/elle rencontre une résistance, en préservant ce qui fait la dignité du faire.

Une perspective pour tous les métiers manuels

Les métiers manuels sont à la croisée des chemins : comment peuvent-ils s’épanouir à l’ère de la cobotique tout en restant fidèles à leur essence ? Ces professions, enracinées dans l’intuition et la préservation culturelle, sont confrontées à un défi unique. La cobotique pourrait devenir une alliée pour prolonger et enrichir les gestes. Avec une intégration réfléchie, elle offre l’opportunité d’imaginer un avenir où tradition et innovation se renforcent mutuellement.

Jusqu’où externaliser sans trahir l’authenticité du geste artisanal ? Comment s’assurer que la robotique reste un outil d’accompagnement plutôt qu’un substitut au savoir-faire humain ? Ces questions appellent à une réflexion collective sur les limites et les promesses de cette symbiose. Avec une vision ouverte et éthique, la cobotique pourrait non seulement contribuer à la préservation des savoir-faire, mais mettre aussi en valeur leur essence, tout en laissant place à une réflexion sur les enjeux éthiques et esthétiques de leur intégration.


Auteur

  • Sotiris Manitsaris – Directeur Adjoint au Centre de Robotique, Mines Paris – PSL

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

Pour aller plus loin

Ouvrage PRESSES DES MINES

Travailler avec l’intelligence artificielle dans les industries culturelles et créatives

Comment appliquer l’AI Act ?

En savoir plus

À découvrir aussi

OSZAR »